PIERRE PRADERE
Histoire vécue
Période de l'occupation Allemande 1942-1945
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A l'attention des lecteurs de ces quelques pages :
Le récit qui suit n'a pas la prétention d'être une oeuvre littéraire ou pédagogique.
Il m'a paru intéressant de raconter un épisode de ma vie, parce que les générations qui m'ont suivi (je suis né en 1921) n'ont pas connu les événements liés à la période 39/45, c'est à dire la deuxième Grande Guerre mondiale, l'occupation de l'Europe par les troupes allemandes.
Je pense qu'il est utile pour ces générations d'être vigilantes, car de plus en plus les conditions qui ont abouti à créer le ferment mauvais du Nazisme se précisent, à nous tous d'y prendre garde. Certes je suis persuadé que cette fois-ci, le danger ne viendra pas de nos voisins de l'Est, j'ai eu l'occasion lors de manifestations Pacifistes en Allemagne, de parler librement avec des étudiants qui m'ont paru désireux d'effacer (si possible) les erreurs de leurs aînés.
Mais je reste fermement convaincu que dans d'autres pays, l'idéologie poussée à outrance par des fanatiques pourrait créer des dangers de conflit...
Ne soyons pas pessimistes et faisons confiance aux jeunes, mais encore faut-il les mettre en garde, raison essentielle qui m'a poussé à écrire mes souvenirs!
J'ajoute que comme pour la plupart de mes camarades de Déportation je ressens une certaine pudeur à raconter de vive voix à ma famille les choses vécues là-bas. Cela m'est plus facile de les écrire!
Voici donc le récit le plus exact possible des événements qui ont marqué ma jeunesse.
Béziers, de 1939 à 1942.
J'ai eu l'exemple de mon frère aîné qui a été mobilisé en 1939 et qui a combattu les Allemands.
Puis il y a eu la débâcle de notre armée face à un ennemi supérieur en nombre et surtout en armement moderne alors, que nous en étions encore aux bandes molletières, godillots et fusil Lebel de 14/18 modifié 39/40. Donc une impréparation flagrante due à nos dirigeants qui n'ont pas su, en n'utilisant que les moyens diplomatiques, contrer la montée du Nazisme en Allemagne et leur production intensive d'armement.
La France fût envahie par les troupes allemandes qui occupèrent d'abord la moitié Nord et le 11 novembre 1942 la totalité de notre pauvre pays.
Je m'étais engagé dans l'armée française sur les conseils de mon oncle, retraité de la Coloniale, mais cette armée fût dissoute et je me suis retrouvé dans mes foyers, désorienté.
Nous savions que le général De Gaulle était passé en Angleterre pour rassembler les volontaires en vue de continuer la lutte et qu'en Afrique du Nord le général Giraud reconstituait une armée.
Je fus requis par les autorités d'occupation pour le S.T.O.(service du travail obligatoire) pour aller travailler dans l'usine d'armement Krupp, à Essen en Allemagne. Pour ma famille et moi, il n'était pas question de travailler contre notre pays. Un soir, tous réunis en conseil, il fût décidé que j'essayerai de rejoindre les Anglais à Gibraltar, en passant par l'Espagne, qui, d'après les bruits qui courraient me permettraient d'aller en Angleterre ou en Afrique du Nord.
Béziers, décembre 1942
Les événements se précipitèrent car le soir même du jour où je devais partir en Allemagne, ne m'étant pas présenté à la gare de Béziers, des agents de la police française accompagnés par la Gestapo, frappèrent à la porte.
Juste le temps d'enlever mon couvert car nous allions passer à table, mon père a ouvert. J'ai pu monter au premier étage, embrasser ma pauvre Maman dans son lit de malade et sauter sur un toit en contrebas.
Mais je me rendis compte qu'il y avait dans la ruelle des policiers de la Gestapo reconnaissables à leur long imperméable de cuir. Je rampai donc jusqu'à mon propre toit et gagnai la fenêtre du deuxième étage de la maison voisine donnant sur une autre rue.
Je rejoignis mon frère qui habitait en ville et qui alla, comme en visite, chez mes parents. A son retour, il m'expliqua comment mon père s'était bien tiré d'affaire, prétextant qu'il s'agissait certainement d'une erreur et que j'étais bien parti le matin.
J'ai passé la nuit chez les Badie, nos voisins, et le lendemain, à six heures, mon père m'accompagna chez son frère, à Pamiers, espérant qu'il aurait une filière pour passer en Espagne.
Nous voilà partis en car, mon pauvre Père avait pris des "provisions de route", en tout et pour tout quelques petites pommes de terre bouillies, c'est dire le dénuement dans lequel nous étions. La faim au ventre mon Père s'est évanoui dans ce car bondé où nous étions debout. On a bien voulu le faire asseoir et il s'est un peu remis.
Enfin arrivés, mon oncle Paul qui était épicier, nous a réconfortés et s'est mis en quête de me trouver une solution.
Bref, renseignements pris, un camion de lait allant sur Perpignan devait me prendre à dix huit heures à l'orée d'un bois où mon oncle me conduisit. J'ai donc passé presque toute la journée à me cacher dans ce petit bois. C'était en décembre, il faisait un froid de canard.
Enfin le camion passa, il faisait nuit et il a fallu que je me mette devant pour qu'il s'arrête. Les chauffeurs n'avaient pas été prévenus! Ils voulurent bien consentir à me descendre à Perpignan.
Je passe sur les détails mais me voilà errant pendant trois jours, j'étais devenu un S.D.F. Je dormais à la gare ou ailleurs, mais j'avais laissé un petit bagage dans un café, le Magenta. Mon oncle m'avait donné, dans un carton, des victuailles qui valaient de l'or à cette époque : un kilo de sucre, des biscuits, une bouteille d'huile et des tickets de pain et d'autres car tout était contingenté.
Il m'avait "prêté" aussi cinq cents francs que j'essayais, ainsi que la nourriture, de garder le plus longtemps possible et cela m'a servi plus tard!
Dans ce café où j'allais pour me réchauffer, (le serveur avait découvert, je crois, la raison de ma présence), je remarquais quatre garçons de mon âge qui tenaient conciliabules, et notamment avec une jeune femme. Je compris qu'elle leur faisait des faux papiers.
Lorsqu'elle fût partie, j'allai les trouver, je m'assis à leur table pour leur expliquer ma situation pensant qu'ils étaient dans le même cas que moi.
Et c'était vrai! Nous avons sympathisé et ils m'ont conduit dans une chambre qu'ils avaient louée tous les quatre. J'ai pu m'y laver, me raser, après ces trois jours de galères, je me sentais tout ragaillardi.
Nous avons revu la jeune femme qui se faisait appeler Mina ? et qui me fit une carte d'identité anglaise : je m'appelais John Smith, et natif de Brighton !
Nous devions rejoindre par nos propres moyens le village de Saint Laurent de Cerdans sur la frontière espagnole. Le curé devait nous indiquer un passeur. Le mot de passe était "le bonjour du lieutenant Richard".
Le curé nous dit d'attendre minuit au café restaurant Cassuli, sur la place même de l'église, ce que nous fîmes.
Les quatre copains qui m'avaient recueilli étaient de Grenoble. Avant que nous montions à Saint Laurent de Cerdans, le plus jeune d'entre eux préféra se séparer de nous, pensant qu'il avait plus de chance de passer seul sans attirer l'attention, plutôt qu'en groupe. Nous n'avons jamais su si sa solution fût la bonne, qu'est-il devenu ?
Enfin, à cette époque là, c'était chacun sa chance, espérons qu'il s'en est bien tiré.
Fin décembre 1942.
Nous avons pris un car au Castillet à Perpignan qui nous a laissés à Arles sur Tech.
Là, se place un épisode malheureux.
Nous avons passé la nuit dans un restaurant hôtel de la rue principale du village (les tickets de mon oncle et la bouteille d'huile nous avaient ouvert les portes) Dans le courant de la soirée, nous avons vu arriver une dizaine ou quinzaine d'hommes, femmes, enfants Juifs, qui devaient passer la frontière dans la nuit.
Lorsque nous sommes descendus le matin, vers sept heures, il y avait un homme de ce groupe qui était revenu de la montagne en boitant. Il s'était fait une vilaine entorse au pied. Il nous dit qu'il n'avait plus rien, ni papiers, ni argent, le passeur ayant sur lui toutes les valeurs et les papiers du groupe ! Espérons que la situation s'est arrangée pour lui.
Quant à nous quatre, après un petit déjeuner valable pour l'époque, nous décidons de monter à Saint Laurent de Cerdans à pied par la route.
Séparés en deux groupes, deux par deux, à quinze minutes d'intervalle ; tirage au sort : je pars avec Henri, derrière doivent suivre Jean et Albert. Rendez-vous à l'église! Quinze à vingt kilomètres à faire, on y va!
Sur chaque borne kilométrique je laisse quatre morceaux de sucre pour les deux copains qui suivent.
Tout à coup, sur la petite route en lacets qui monte, on entend d'abord puis on voit venir, une moto allemande avec side-car. Quoi faire? Il n'y a que de tout petits buissons incapables de nous cacher. Peut être même qu'ils nous ont déjà aperçus. De toute façon, ils ont peut être contrôlé nos copains. Vite je jette la carte Michelin dans le petit fossé, et on marche. Bien sûr, ils s'arrêtent ! Papiers, etc, etc... Nous leur disons que nous allons chercher du ravitaillement pour passer les fêtes du nouvel an (nous sommes le trente décembre) Enfin, après s'être concertés, les Allemands nous laissent continuer la route.
S'ils avaient eu une voiture, ils nous auraient certainement embarqués...
Comme nous arrivons à l'église il y a justement un enterrement. Le curé nous voit et nous fait un petit signe. A son retour, on s'explique, comme je l'ai dit plus haut, la consigne est d'attendre le passeur vers minuit, à l'hôtel.
Mais voilà que dans la journée, il est arrivé une bonne dizaine de jeunes de notre âge et tous dans le même café, le seul du village. A la nuit tombée tout ce monde se voyait dans la lumière. 15
Tout à coup, un officier allemand de la Feld-Gendarmerie entre dans le café, hésitant, et se dirige au hasard à notre table!!
L'arrestation, 30 décembre 1942.
Il prend nos cartes d'identité française en main et nous demande pourquoi nous sommes là. Nous lui sortons notre histoire de ravitaillement pour les fêtes de fin d'année. Cela aurait pu presque passer, mais pendant ce temps les autres jeunes sortaient un à un par la porte de derrière, voyant cela il nous dit : payez l'addition et suivez-moi.
Je me suis arrangé pour glisser la boussole que l'oncle Paul m'avait donnée, à l'intérieur du comptoir, la patronne a compris. Je lui ai dit : j'oublie mon cache nez sur le dossier de la chaise, occupez-vous en (la carte d'identité anglaise était cousue dedans!).
Les copains avaient caché la leur dans la martingale de leurs épais pardessus qui étaient heureusement restés dans la chambre que nous avions louée pour nous reposer.
Dehors, il y avait une patrouille, les mitraillettes pointées sur nous, pas question de partir en courant, nous ne serions pas allés bien loin. Ils nous ont conduits au triple galop jusqu'à leur P.C., dans un petit château.
En chemin, j'ai réfléchi à ce que j'avais de compromettant sur moi. Mon oncle m'avait donné le nom d'un monsieur influent à Barcelone, à tout hasard. Je l'avais écrit, pourtant déjà compliqué, à l'envers, sur un bout de papier insignifiant, froissé. Je le laissais tomber sur le chemin, dans la neige.
Enfin, on arriva au château. Il était plein d'officiers allemands dans leur bel uniforme et je crois que dans notre malheur nous avons eu un peu de chance, j'y ai réfléchi plus tard, en effet, ils s'apprêtaient certainement à faire la fête et nous les dérangions!!!
Bref, on nous a fait passer un à un à la question, mais la question simple, quelques coups de poing, des gifles, enfin quelques bourrades, etc, etc... C'était une avant première.
Quelqu'un a dit sous les coups que les pardessus étaient restés dans notre chambre d'hôtel. On a du les accompagner, la mitraillette dans le dos. Arrivés à la chambre, ils ont déchiré les doublures, les manches, mais heureusement n'ont pas trouvé les faux papiers dans les martingales...
Ils nous ont conduits à la gendarmerie française du village et laissés sous bonne garde.
Nous étions tous les quatre dans la même cellule (deux mètres sur trois environ) et y avons passé les fêtes du premier de l'an 43.
Les gendarmes allaient nous chercher des repas au restaurant contre finances et les tickets que j'avais. Je ne me souviens pas qu'ils nous aient apporté la moindre douceur pendant les trois jours où nous avons été incarcérés, sans chauffage, ni aide morale ou matérielle, complètement abandonnés. C'était d'une tristesse infinie, chacun de nous pensait à sa famille.
Le dur apprentissage de la Déportation commençait, mais nous ne le savions pas, ne sachant à quelle sauce nous allions être mangés! 19
Prison de Perpignan, janvier 1943.
Les fêtes terminées, la Feld-Gendarmerie est venue nous chercher et nous a transférés à Perpignan, à la Citadelle, forteresse très ancienne qui depuis l'occupation servait de prison.
Nous voilà enfermés sans ménagements avec dix autres internés dans une cellule exiguë. Si je me souviens bien, il y avait quelques jeunes de notre âge, élèves officiers de Saint Cyr ou de Coetquidan, un républicain espagnol, et quelques autres anonymes, chacun gardant pour lui son histoire...
Le mobilier, spartiate, était composé de planches fixées aux murs par des chaînes, avec de la paille dessus en guise de lit, une tinette, élément indispensable, une table centrale.
On nous avait bien sûr retiré les lacets, les ceintures, les cravates...
Nous avions tous les jours une promenade dans la cour qui durait une demi-heure, sous surveillance, bien entendu, et en rangs par cinq, selon la méthode allemande.
Je remarquai un certain flottement dans les rangs, un morceau de lame de scie à métaux avait été repéré à terre et personne n'osait le ramasser.
Au prochain passage, faisant semblant d'ajuster ma chaussure, je l'attrape et la glisse dans ma manche.
De retour dans notre cellule, située au rez de chaussée, un plan d'évasion s'échafauda.
En sciant le bas d'un barreau et en le tordant, un homme pouvait passer dans la ruelle interne à la citadelle.
Contre le mur de ronde, une guérite de l'armée française et de l'autre côté de ce mur épais de plusieurs mètres, c'était la liberté!
Il fallait monter sur la guérite, attendre que la ou les sentinelles aient le dos tourné, franchir ce fameux mur et sauter dans la rue. D'après quelqu'un qui connaissait, cela faisait la hauteur d'un bon étage.
Il y avait danger à la réception, nous avons fait des essais en sautant du bas flanc le plus haut et en faisant ressort avec les genoux.
La nuit venue, nous voilà à tour de rôle à scier le barreau choisi. Tout allait bien jusqu'au milieu de la nuit malgré le bruit de la scie. Soudain, le copain à l'ouvrage s'est vu braquer une lampe électrique en plein visage. Un vigile s'est mis à hurler en allemand.
Le copain a jeté la lame dans la tinette et on attendit la suite des événements...
Sur le coup de six heures du matin, nous entendîmes des bruits de botte s'arrêtant devant notre porte, qui s'ouvre violemment, le petit Feld Webel qui nous avait questionnés à l'arrivée hurle quelque chose à un de ses soldats qui désigne celui qui a été surpris. Sommé de s'avancer, il se met au garde à vous devant l'Allemand qui lui décoche une gifle qui l'envoie à terre. Il se relève, à nouveau au garde à vous et dit :
- Vous frappez un officier français!
- Ach! Officir français! ...
Deux gifles l'envoient rouler à nouveau.
L'Allemand hurle un ordre à ses soldats qui se ruent dans la cellule et se mettent à nous rouer de coups avec ce qu'ils avaient sous la main, crosse de fusil et autre.
Dans ce tohu-bohu, ils n'ont pas pensé à demander comment et qui avait fourni la lame de scie. J'ai respiré mieux rétrospectivement!