PIERRE PRADERE
Histoire vécue
Période de l'occupation Allemande 1942-1945

58793

Le bruit s'est répandu qu'ils allaient fusiller la moitié d'entre nous, aussi lorsque vers dix heures nous entendîmes de nouveau les bruits de bottes et les commandements s'arrêter devant la porte, nous nous sommes dit : ç'a y est! Si on est désigné on y va sans cris et tout droit. On va leur faire voir que les Français ne se dégonflent pas!

En fait, ils nous ont tous entraînés et enfournés dans un camion, on s'est senti soulagé qu'il n'y ait pas de tri.

A toute allure, nous sommes arrivés à la gare et embarqués dans un train de voyageur rempli de prisonniers comme nous. C'étaient de vieux wagons avec des compartiments de huit personnes et des banquettes en bois.

Arrêt de plusieurs heures en gare de Narbonne sur une voie de garage. Ici se place un incident.

Pour aller aux wc on était accompagné d'une sentinelle, certains ont jeté des messages par le trou des cabinets, mais des policiers ont fait déplacer le train pour les ramasser. Ils appelèrent les coupables qui se firent passer à tabac. Heureusement, je n'étais pas dans ce coup là. Il n'empêche que j'avais jeté par la fenêtre à peine entrouverte, en passant "aux Trois Ponts", une photo (6/9) avec un petit mot.

Mes parents l'ont reçu, je l'ai su à mon retour deux ans et demi plus tard.

Bordeaux, mi-janvier 43

Notre destination était Bordeaux. Nous avons été internés à la caserne Boudet, qui était une annexe du Fort du Hâ, au régime pénitentiaire habituel.

J'étais toujours avec mes trois copains de Grenoble, plus deux ou trois autres. C'était quand même un réconfort d'être ensemble.

Après quelques jours, nous voilà repartis, "manu-militari" pour Compiègne Royallieu (presque tous les déportés sont passés par là, c'était un centre de tri pour les camps de déportation, mais bien sur, nous ne le savions pas...)

Régime jockey ; au menu : rutabagas, pommes de terre bouillies, mais nous commencions à en avoir l'habitude.

Un beau jour, rassemblement de plusieurs baraques, dont la nôtre. Il faut dire que nous étions plusieurs milliers dans ce camp de passage.

Nous voilà en rang par cinq, à l'allemande, nous devions bien être deux mille environ sur le départ. On s'est mis à chanter l'Internationale, puis la Marseillaise. Les Allemands, furieux et ébahis, n'ont pas osé réagir trop violemment.

L'arrivée au camp,

Oranienburg-Sachsenhausen, le 23 janvier 43.

 

L'arrivée au camp est l'un des moments forts qui m'a le plus impressionné.

Le train s'arrêta, mais il y avait eu tellement d'arrêts que nous ne bougions même plus. De toute manière, les soldats avec le fusil mitrailleur étaient toujours là, devant notre pauvre groupe serré en tas au fond du wagon.

On entendit des cris, et tout à coup la porte s'ouvrit brutalement, laissant le passage à une horde de SS.

Ils nous poussèrent littéralement hors du wagon, les malades, les affaiblis ne réagissant pas assez vite, furent jetés sur le quai où ils atterrirent tant bien que mal.

Tout cela sous les lumières crues d'énormes projecteurs, les hurlements des SS, les plaintes et les cris de douleur sous les coups de schlague.

Enfin nous comprîmes qu'il fallait se rassembler de l'autre côté des voies, en rang par cinq. C'est là que nous décidâmes avec mes copains de Grenoble de nous séparer. De toute façon, dans la bousculade, nous n'aurions pas pu faire autrement.

Nous étions, je l'ai su plus tard, le 23 janvier 1943 à environ deux heures du matin. Il faisait un froid incroyable, les SS avaient mis des protège oreilles pour éviter qu’elles ne gèlent ! Notre pauvre colonne d'éclopés fut conduite au galop jusqu'au camp sur une route complètement gelée, recouverte d'une fine pellicule de neige verglacée.

L'entrée dans l'enceinte du camp est pour moi quelque chose d'inoubliable.

Quand nous sommes passés sous le porche du mirador central, que nous avons débouché sur la place d'appel, immense et vide, sous le feu des projecteurs, que nous avons vu les murs de ronde avec des barbelés électrifiés, des miradors tous les cents mètres tous projecteurs allumés, tous nos espoirs d'évasion se sont envolés, nous étions en état de choc, le mot n'est pas assez fort pour exprimer la détresse qui était la nôtre à ce moment-là.

L'épisode de l'évasion pendant le voyage n'était pas oublié, d'autant plus que, je pense qu'il y en a eu d'autres. Alignés en rang par cinq, les Feld-Gendarmes qui nous avaient convoyés, nous ont tous dévisagés un à un (nous étions pourtant bien deux mille !), d'abord le premier rang s'avançait, de deux pas, puis le second et ainsi de suite...

J'avais enlevé mes lunettes, et m'étais barbouillé un peu le visage. Je n'ai pas entendu dire qu'ils avaient reconnu qui que soit!

Ce fût la seule fois en deux ans et demi que j'ai passé là-bas, que des militaires autres que des SS ont pénétré dans le camp. Un aperçu de la sauvagerie de ces brutes : des copains avaient vu en entrant, sur le côté gauche du porche central, un détenu tout seul, debout devant deux rutabagas qu'il avait "volés" près des "cuisines". Condamné à rester debout, immobile, toute la nuit, dans un froid terrible... a t'il résisté ?

On nous a désigné une grande baraque où nous attendaient cinq ou six coiffeurs (en allemand "friseurs", des détenus comme nous) Armés de tondeuses, ils nous ont happés et, tondu tout ce qui était cheveux et poils.

Nous ne nous reconnaissions plus, on se cherchait entre copains. Beaucoup d'entre nous sortaient de longs mois de prison, et portaient barbe et cheveux longs, nous sommes tous devenus méconnaissables!

Passés dans une autre baraque, nous avons mis dans des sacs en papier tous nos vêtements ainsi qu'un des deux numéros matricule que l'on nous avait donnés au passage.

Entièrement nus, nous sommes passés dans une salle de douche, rangeant où nous pouvions le deuxième numéro. Une fois sortis, un type nous attendait avec un pulvérisateur d'insecticide, nous aspergeant copieusement toutes les parties du corps susceptibles d'abriter des parasites.

De là, nous sommes passés au fond de la baraque où nous avons reçu, sans nous arrêter : un pantalon, une veste, une chemise, un pull-over léger, un calot et des chaussures ( semelles de bois, dessus en toile de bâche avec ou sans lacet), le tout rayé de gris à la mode bagnard.

Par groupes de dix, nous avons traversé la place d'appel et nous nous sommes vus désigner un baraquement, pour moi, le 14.

Après toutes ces émotions, j'espérais, et je n'étais pas le seul, m'allonger, même sur de la paille ou n'importe quoi, nous n'étions plus à cela près.

Dans le "Block 14", je me dirigeai vers le dortoir : désert! Et pour cause, c'était une véritable glacière! J'ai eu le temps d'apercevoir des châlits à trois étages sur toute la longueur de la bâtisse. De retour dans le réfectoire, où il y avait foule, je réussis à me caser sur un banc.

Nous attendions je ne sais quoi, mais avec le nombre la température y était plus supportable.

Une cloche s'est mise à sonner sur la place, mais ne sachant pas sa signification, nous ne bougions pas, mais cela n'a pas duré longtemps, car la porte s'est ouverte avec violence et un SS est entré.

Je le vois encore dans ma mémoire, très grand, maigre, avec un grand nez d'aigle.

Il s'est mis à hurler et nous invectiver. Nous, surpris, ne comprenant rien de ce qu'il criait, ne bronchions pas ; crime de lèse-majesté !

Il aurait fallu se lever, se mettre au garde à vous, le béret (mudsen) à la main. Mais nous ne connaissions pas encore les règles de bienséance en usage envers les seigneurs ! Il s'est chargé de nous le faire comprendre. Une fois arrivé près du poêle central, éteint bien entendu, il s'est mis à faire des moulinets avec le tisonnier dont il s'était emparé.

Nous n'avons pas eu besoin d'interprète, et ça a été la ruée vers la porte... Mais voyant cela il s'est interposé et nous avons dû passer devant lui, recevant force coups.

Dehors, nous nous sommes mis en rang par cinq (cela commençait à devenir automatique), et devant les blocks voisins le scénario était quasiment identique.

Dans la journée qui suivit, un chef de block parlant un peu français nous a appris les commandements, la discipline, et par la suite, c'est tout seul que nous avons compris le reste, au prix, souvent, de coups de schlague.

Il est étonnant de constater comme l'on arrive à s'habituer (un peu), à tout, j'ironise bien sûr, mais il y a quand même du vrai !

Cette nuit là, ce fût notre premier "contact" (sans jeu de mots) avec les SS.

 

La quarantaine.

 

Le block 14 était celui de la quarantaine, qui n'a duré qu'une dizaine de jours, nous n'en sommes pas pour autant restés inactifs.

Levés à quatre heures, comme tous les autres détenus, quand la fameuse cloche sonnait sur la place d'appel, une équipe de six hommes que nous avions désignée, se chargeait d'aller chercher aux cuisines le "café" ou la soupe. Idem à midi et le soir, mais j'en reparlerai plus loin. Cette équipe changeait à tour de rôle.

Nous, les plus jeunes, occupions le troisième étage des châlits, laissant les deux autres au plus âgés.

Les paillasses étant plus ou moins crevées, les jeunes d'en haut rangeaient leur lit en premier pendant que les occupants des étages inférieurs allaient aux lavabos (wachraum) A leur retour c'était à nous d'y aller, obligatoirement torse nu. Il n'y avait bien entendu pas d'eau chaude, mais ce n'est qu'un détail de peu d'importance.

Ensuite, le "café" arrivait, il avait le mérite d'être un peu chaud, mais je reviendrai sur l'alimentation.

La cloche sonnait à nouveau et nous sortions, puis, en rang par cinq, nous nous rendions à l'appel sous la conduite d'un chef de block qui était un détenu comme nous, mais souvent un triangle vert (droit commun)

Cela durait dans le meilleur des cas une demi-heure, et dans les plus mauvais une heure, voire deux

Après l'appel, les "Kommandos" se formaient et partaient travailler.

Il y avait des groupes qui partaient à l'extérieur dans une briqueterie, au déchargement de péniches de ciment ou encore dans une fonderie. Tous ces kommandos n'employaient que des déportés sous surveillance sévère de SS, ils étaient très redoutés, car le travail y était extrêmement pénible et malsain. Sous alimentés, mal vêtus, par les grands froids qui régnaient (nous étions au nord de Berlin) les pauvres gars qui y étaient désignés ne résistaient pas longtemps à un tel traitement.

Il ne faisait pas bon être un intellectuel, un artiste, de profession libérale ou bureaucrate, car ici, ces catégories professionnelles ne pouvaient pas aider le "Grand Reich" et étaient employées à tous les travaux durs de manutention ou de terrassement.

Ma grande chance (si l'on peut dire), était d'être menuisier, ce qui m'a permis de faire mes douze heures de travail à l'abri. La grande scie à ruban dont j'avais la charge a quand même failli me coûter la vie dans des circonstances sur lesquelles je reviendrai plus loin.

Les dix jours de quarantaine ont servi d'instructions en tout genre, on apprenait à obéir aux commandements, un dur apprentissage, il va sans dire.

Nous avons cousu les numéros que nous avions reçus, un sur la veste, l'autre sur le liseré du pantalon, le mien était le 58793 (qu'il m'a fallu apprendre à déclamer en allemand), accompagné d'un F (Frantzöse) sur fond d'un triangle rouge.

Les SS pouvaient reconnaître tout de suite d'après la couleur du triangle le motif de notre détention et notre nationalité. Ainsi,

le rouge : politique,

le vert ...: droit commun,

le violet : Tzigane, objecteur de conscience,

le rose ..: homosexuel.

On nous a affecté le block 16, qui est devenu le block des français.

Je dois dire que parmi les Français, il n'y avait que des triangles rouges et je souligne ici que tous étaient des types admirables, ayant dans la grande majorité, participés à la Résistance.

C'étaient tous des hommes se comportant fièrement et dignement devant les SS.

Pour moi, ce sont des frères !

Nous étions de différentes nationalités dans ce camp. Dans un ordre décroissant en nombre : tout d'abord beaucoup d'Ukrainiens, de Polonais, de Hongrois, puis des Français, quelques Allemands (triangles vert ou rouge), quelques Tchèques, des Danois, Norvégiens et enfin des Soviétiques, mais pour eux il y avait un régime encore plus sévère que pour les autres détenus.

Pour ces derniers, il est utile, je crois, d'en dire un peu plus.

Tout d'abord ils avaient gardé leur costume gris vert militaire, ce qui était une exception. De plus ils ne sortaient jamais sur la place d'appel, sauf quand le matin, ils partaient on n'a jamais su où, en rangs serrés impeccables. Ils rentraient le soir et rejoignaient directement leur block où avait lieu leur appel.

Quand il y avait un mort ou deux de la nuit, ils les déposaient sous leurs fenêtres et l'équipe spécialisée du camp les emportait dans leur charrette.

Un beau jour ils ne sont pas rentrés, on ne les a plus revus. Des bruits ont couru parmi nous qu'ils avaient été « liquidés? "» Cela ne nous aurait pas étonnés!

Ce n'est que dernièrement, en compulsant une revue d'histoire consacrée à cette triste époque, que j'ai su qu'il y a bien eu 22.000 soldats soviétiques exécutés à Sachsenhausen, dans un lieu insonorisé, appelé "Station Z - Industrie Hof". La lettre Z étant la dernière de l'alphabet, on comprend ce que cela veut dire.

 

Historique du camp.

Il est temps, je crois, que je donne des précisions historiques sur le camp !

Son nom :

CAMP DE CONCENTRATION d'ORANIENBURG-SACHSENHAUSEN

(prononcer : saxsen-haousen)

Il se situe à trente kilomètres au nord-ouest de Berlin.

Oranienburg fût ouvert en mars 1933, Sachsenhausen lui fût adjoint en août 1936. Il a été évacué le 21 avril 1945.

Ce camp abritait le quartier général de l'administration de tous les camps ainsi que les magasins où s'amoncelaient le produit des pillages SS (vêtements, bijoux, bagages, dents en or, lunettes, montres, cheveux et autres...)

Il y avait aussi des arsenaux et des ateliers militaires, plus de cent kommandos extérieurs, dont l'usine camp des avions Heinkel.

Sont passés dans ce camp, d'après les "informations officielles" :

204 537 internés, dont 8.000 à 9.000 Français.

Le nombre de morts recensés par l'administration allemande : 100 167 et évidement des milliers d'autres non recensés ! Une particularité : fabrication de fausses livres Sterling en vue de ruiner la Banque d'Angleterre, cela servait aussi à payer les nombreux espions dans le monde par le truchement des banques des pays neutres, Suisse ou autres.

De plus, du fait de la proximité de Berlin, il y avait des installations secrètes pour "questionner" et torturer les Opposants ou Résistants.

Des essais médicaux et expériences de toutes sortes sur les humains y ont été pratiqués.

Il y avait aussi, à l'extérieur, des personnalités assignées à résidence, tels que:

- l'ex-ministre espagnol Largo Caballero,

- l'ex-chancelier Schushnigg,

- le fils de Staline,

- d'anciens ministres français, Léon Blum, Paul Reynaud, Yvon Delbos, l'ex-ministre dissident de Pétain, le tennisman Jean Borotra...

Tous ces otages étaient logés dans des villas que l'on apercevait du camp sur une hauteur.

La "vie" au camp.

L'emploi du temps.

 

Les horaires de la vie quotidienne étaient approximativement :

- 04 h 00 : lever (l'été à 03 H 45),

- 04 h 45 : rassemblement et appel (par tous les temps, d'une durée moyenne de 45 mn, mais parfois beaucoup plus long),

- 05 h 30 : départ en kommando,

- 06 h 00.: arrivée sur les lieux de travail,

- 12 h 00 : pause,

- 13 h 00 : reprise,

- 18 h 00 : retour vers le camp,