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ROGER BIERON

 

Je suis né le 10 août 1924 à Argenteuil de Gervais Biéron, peintre en bâtiment et de Rachel Dupont, ouvrière. La famille vivait modestement, subissant, comme beaucoup d'autres, les difficultés exacerbées par la crise économique surgie en 1929 aux États Unis.
En utilisant son temps libre et après quatre ans de travail, mon père avait construit sa petite maison d'ouvrier au 120 rue d'Épinay à Argenteuil. Mais en 1933, sa mort laissa ma mère désemparée. Je devinais l'ampleur du drame, lorsque, complètement démunie, elle se rendit au "bureau de bienfaisance" de la commune - on dit aujourd'hui "bureau d'aide sociale" - où on lui remit à mon attention une paire de chaussures grossières qu'on appelait "galoches" ainsi que deux tabliers d'écolier.
Ma mère avait l'impression d'avoir mendié! Circonstances aggravantes : tous les vêtements attribués étaient évidemment identiques et dans la cour de récréation de l'école Jules Ferry, je venais grossir les rangs de la dizaine d'enfants pauvres désignés comme tels par l'uniforme du "bureau de bienfaisance". Intuitivement, je perçus la cruauté de la ségrégation sociale.
J'étais humilié! Ma mère décida d'élever seule son fils. Nous avons donc connu l'existence difficile des gens très pauvres. Si j'ai toujours, comme mes petits camarades, disposé de billes, de soldats de plomb et de quelques livres de la Bibliothèque verte, je sais que ma mère à cette époque ne mangeait pas à sa faim. C'était une femme énergique qui ne baissait jamais les bras ; totalement apolitique, elle ne lisait régulièrement que deux mensuels : «La Revue de la famille» émanant de la Caisse d'Allocations Familiales de l'époque et le «Coopérateur de France» publié par une importante coopérative de consommateurs. Mais la crise économique atteignait son apogée et sur son lieu de travail, ma mère devenait de plus en plus attentive aux discours des militants syndicaux. En effet, le mécontentement s'amplifiait, s'organisait, et en 1936 éclata. Aux usines Gardy, rue de la Voie des Bancs à Argenteuil, où elle travaillait comme soudeuse en petit appareillage électrique, Rachel vota la grève avec la majorité du personnel. L'usine fut immédiatement occupée.
Plutôt que de rester à la maison, elle décida de participer activement au mouvement social et allait chaque jour occuper les ateliers, assister aux réunions syndicales, où par timidité, elle n'intervenait jamais.
La turbulence sociale impliquait parfois les enfants de grévistes dont tous conservent, de ces journées, quelques souvenirs indélébiles.
C'est ainsi qu'un jour de juin 1936, le député d'Argenteuil, Gabriel Péri vint parler aux grévistes de chez Gardy.

Plus qu'un orateur Péri était un remarquable tribun qui savait extérioriser des idées claires dans un langage immédiatement assimilable par son auditoire populaire. Ma mère, ce jour-là voulait entendre Péri, et j'ignore pour quelle raison, elle décida que je l'accompagnerai. Nous entrons donc dans un local assez modeste - probablement un atelier désaffecté - garni de bancs en bois, avec au fond, une estrade. Qui a connu Péri se souvient de son élégance discrète. Costume trois pièces, chemise blanche, noeud papillon: c'est ainsi qu'il apparut sur l'estrade. Il parlait debout, sans pupitre en se déplaçant parfois de quelques pas. Son regard allait d'un rang à l'autre, comme s'il voulait donner l'impression qu'il s'adressait en particulier à chacun de ceux qui étaient venus l'écouter. Il avait préalablement structuré son exposé en notant quelques mots-clés sur une carte de visite qu'il gardait à la main et qu'il consultait de temps à autre.
Moi, je trouvais qu'il aurait dû prendre plusieurs feuillets, sinon la réunion risquait d'être brève ...
Les phrases construites de mots simples, servies par une élocution aisée exempte de tout balbutiement, allaient directement au but. L'auditoire d'abord intéressé, puis attentif, était rapidement captivé par le discours. Le sens de l'exposé échappait à l'enfant que j'étais. Je m'amusais à observer mes voisins. Sous les casquettes, les visages restaient graves, immobiles, tendus vers l'orateur.
Les cigarettes de tabac gris collées aux lèvres entrouvertes s'éteignaient, l'une après l'autre, sans que les fumeurs ne songent à les rallumer. Ces gens étaient touchés par les paroles de Gabriel Péri qui dénonçait si bien le capitalisme responsable de leur misère. La rencontre terminée certains d'entre eux, pour la première fois de leur vie peut-être, prenaient clairement conscience de leur force ... et moi, je ne comprenais toujours pas comment le député avait pu parler si longuement en lisant son texte sur une carte de visite.
On a longuement souligné, à juste titre, toutes les avancées sociales obtenues grâce aux luttes des travailleurs et au gouvernement de front populaire élu en 1936 : augmentation sensible des salaires, congés payés, semaine de 40 heures, délégués du personnel. .. Mais on n'insiste pas assez sur le nouvel état d'esprit que ces évènements ont généré dans la population. Ces quelques mois témoignèrent de la puissance des exploités lorsqu'ils parviennent à s'unir pour agir.

Quatre années plus tard, beaucoup d'entre ceux qui se sont révélés dans les luttes de 1936, seront parmi les organisateurs des premiers groupes qui résisteront à l'envahisseur. A I' opposé l'esprit "Front Populaire" exacerbait la haine féroce des possédants à l'encontre des travailleurs qu'ils qualifiaient de "salopards en casquette". Ce n'est peut-être pas un hasard, si la quasi-totalité de nos grands industriels se sont mis ultérieurement au service de l'occupant. Mais pour en revenir à la vie familiale, on ne dira jamais assez l'influence de la Radio dans les foyers en cette période. Lorsque ma mère achète son poste de TSF en 1937, elle se passionne immédiatement pour les événements du monde. Nous vivions dorénavant au rythme des bulletins d'informations diffusés sur Radio-Paris, PTT ou Radio-Cité. Bon gré mal gré, par le miracle de la TSF, je me trouvais immergé dans les soubresauts de la politique.

Mes oreilles ont tout entendu : - La chute de la République, l'instauration du fascisme en Espagne et l'internement des républicains espagnols dans des camps en France, - l'accord de Munich et, à son retour de Berlin, Daladier applaudi par une foule immense qui croyait la paix sauvée, - les pactes tous analogues conclus avec Hitler, d'abord par l'Angleterre en septembre 1938, puis, par la France en décembre 1938, enfin, par l'Union soviétique en août 1939 ...
Ainsi chaque jour, le monde entier s'invitait à notre table, nos heures de repas étant synchrones avec les informations radiodiffusées. Je vivais dans une famille unie. Outre sa soeur dont la maison se situait sur le même terrain que la nôtre, deux autres frères de ma mère habitaient Argenteuil. La famille aimait se réunir quelques fois dans l'année, sans motif précis autre que celui de se rencontrer.
Par contre, lorsque survenait un évènement d'importance, mes oncles et tantes, sans concertation préalable, arrivaient l'un après l'autre rue d'Épinay, point de ralliement habituel en cette circonstance. Chacun commentait la conjoncture, souvent avec passion.

A l'écoute de ces discussions, comme mes quatre cousins et cousines, je percevais une fêlure dans notre famille pourtant unie. Plus encore que l'accord de Munich, le pacte de non agression Germano-Soviétique et l'interdiction du Parti Communiste qui s'en suivi, conduisit les débats familiaux à leur paroxysme. Les uns trouvaient logique la position gouvernementale ; les autres, au nom de cette même logique interrogeaient : pourquoi reprocher aux Soviétiques une démarche que les puissances occidentales avaient elles-mêmes effectuée un an plutôt? Pour me sortir de cette ambiance trop sérieuse à mon goût, j'avais bricolé un "poste à galène", sorte de récepteur radio très sommaire fonctionnant avec écouteurs et sans source d'énergie. Notre maison se trouvant à trois cents mètres de l'émetteur Radio-Cité, j'en devins un auditeur assidu. Sans aucun doute, je préférais "la Famille Duraton" aux discours du président Daladier! C'est dans cet environnement qu'a évolué mon enfance ! En général, l'avenir d'un fils d'ouvrier était à l'avance déterminé: il sera ouvrier!

A l'usine Gardy, les ajusteurs-outilleurs parmi les différentes professions, apparaissaient à ma mère comme une sorte d'aristocratie. C'était des spécialistes capables de façonner une pièce de métal avec la précision du centième de millimètre à l'aide de simples limes. Mes oncles étaient de ceux-là et depuis longtemps déjà, Rachel avait décidé que son fils serait "ajusteur-outiIleur". Elle m'inscrivit aux concours que les industriels de la région proposaient pour recruter leurs apprentis. Je réussis celui de la Société Nationale de Construction de Moteurs plus connue à Argenteuil sous le nom de « la Lorraine ». Le Certificat d'Aptitude Professionnelle se préparait en trois ans à l'École Pratique d'Industrie d'Argenteuil, 172 Avenue Jean Jaurès avec une rétribution horaire de 3,60 francs. Une aubaine!