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Je suis né en 1921 à Wasquehal près de Lille du baby-boom qui a suivi le retour des hommes de la guerre 14-18.

Ma jeunesse est baignée par les récits de soldats fiers de leur victoire lors de la 1 ère guerre mondiale et par les nombreuses cérémonies aux monuments aux morts avec musique organisées en mémoire des 1.700.00 morts français, civils et militaires, au cours de cette guerre.
J’ai en souvenir mon instituteur, qui avait été blessé à la guerre et qui nous racontait la retraite sur la Marne à marches forcées. Il dormait en marchant et se réveillait en butant sur la rangée devant lui. Combien de fois, quand il y avait un relâchement dans la discipline, n’a-t-il pas rappelé l’ordre du jour du M al Joffre à la veille de la bataille de la Marne : « Au moment où s’engage une bataille décisive pour la France, tout soldat doit mourir sur place plutôt que reculer ».
Tous ces récits et ces cérémonies du souvenir ont forgé mon sentiment de patriotisme.
Plus tard, en témoignage des ravages de la guerre dans les familles, j’ai pris connaissance des drames qui ont frappé celle de mon épouse. Son grand-père, adjoint au maire d’Halluin, avait été emprisonné en 1915 parce que la ville n’avait pas payé l’amende infligée à la commune par les allemands. J’ai encore la lettre qu’il a écrite en prison à son épouse et à ses enfants qu’il chérissait, leur faisant part de l’inquiétude qu’il nourrissait à leur égard. Il a été libéré parce que la ville d’Halluin a pu obtenir un emprunt de Tourcoing. Lui-même avait 5 enfants mobilisés. L’ainé avait déjà 2 enfants et sa femme était enceinte d’un troisième mais il n’avait pas fait la démarche auprès de la gendarmerie pour mettre son livret militaire à jour. Il fut tué les premiers jours à Berry au Bac sur les bords de l’Oise. Son 2 ème fils a été tué à Verdun.

Témoin d’un premier fait de guerre à Wormhout

En 1939, un nouveau conflit éclate en Europe.
Un an plus tard, c’est la débâcle de l’armée française et l’exode des civils qui fuient l’armée allemande. Madame Duthoit, amie de ma mère, qui a un fils plus jeune que moi, vient à la maison affolée : « les allemands arrivent ! ». Elle me demande de partir avec son fils Ernest chez un oncle Monsieur Lescroart dans une ferme des Flandres à Wormhout, arguant que cette région n’a jamais été envahie en 1914. En effet, le M al Foch avait son QG à Cassel. L’armée allemande, dans sa course à la mer, avait été bloquée sur l’Yser.
Nous rejoignons la ferme à vélo le 20 mai et nous sommes bien accueillis par Monsieur et Madame Lescroart et leurs deux filles Marie et Josèphe. Malheureusement, ce n’est pas le bon refuge. Nous sommes dans la poche de Dunkerque.
Du 20 au 27 mai, nous ne voyons que défiler les débris de l’armée française qui venait se ravitailler et se reposer à la ferme. Vers le 25 mai, nous assistons au bombardement de Cassel.
Le 27 mai, avec Ernest, nous partons à la boulangerie Devienne sur la place de Wormhout. Tout à coup, des Stukas piquent et nous mitraillent. Nous nous réfugions sous le kiosque à musique au milieu de la place. C’est mon baptême du feu. Nous entendons le fracas des bombes qui tombent, écrasant la maison de Monsieur Duyck à quelques pas du kiosque, heureusement épargné. D’autres atteignent les maisons situées au bout de la place, le long de la voie de chemin de fer. Aucune bombe ne tombe sur la route. Les avions tournent autour de Wormhout en mitraillant sur tout ce qui bouge. Au cours d’une accalmie, nous décidons de nous éloigner rapidement de la place. Le calme est de courte durée et nous nous devons nous réfugier au café du « Sauvage », près de l’église. A la cave, nous rejoignons les tenanciers qui se désolent. En levant la tête, nous nous rendons compte que le toit de la cave n’est que le plancher en bois du café. D’abri en abri, nous rejoignons très vite la ferme.
Les avions ennemis manœuvrent en toute impunité ; pas un seul tir de DCA ! L’armée française est en déroute, on croise des soldats harassés qui refluent sur Dunkerque. Seule, l’armée anglaise, armée de métier, est encore organisée.
Le soir, on voit arriver à la ferme des camionnettes anglaises qui déposent des soldats et des munitions. Leurs chefs semblent être informés des positions allemandes.
Durant la nuit, ils creusent plusieurs abris :
Un au coin du jardin (n° 1)
Un autre à l’intérieur du hangar à chariots où ils percent une meurtrière (n° 2)
Un troisième dans la pâture orientée vers Ledringhem (n° 3)

 

 

Dans la matinée, réfugiés dans la cave, nous entendons des échanges de tir. Devant la résistance opposée par les anglais, l’artillerie allemande entre en action. Un obus tombe sur le hangar de Monsieur Benoit Dumolin près de Ledringhem. Un autre tombe sur la grange de la ferme qui prend feu. Comme celle-ci était attenante à l’habitation, Monsieur Lescroart prend la décision d’évacuer la maison. Nous sortons et les anglais nous indiquent un endroit pour nous abriter dans un fossé en contrebas près de la Peene Becque, affluent de l’Yser. Nous nous allongeons et les tirs de mitrailleuses passent au dessus de nos têtes.

Au début de l’après midi, deux chars allemands arrivent, détruisant les arbres et les clôtures ; la lutte devient inégale. Les soldats anglais qui sont en position n° 3 battent en retraite. Ils sont abattus devant le pont de bois qui traverse la rivière Que pouvaient-ils faire avec des fusils ? Les chars foncent vers ce pont et là, ils hésitent ; sans doute craignent ils que le pont ne résiste pas à leur poids. Ils continuent vers Wormhout en suivant la rive gauche de la becque, renversant les clôtures.

On a appris, par la suite, qu’un véhicule « Command Car » allemand à bord duquel se trouvait le G al Sepp Dietrich avait été attaqué et incendié au lieu dit : « Le Rossignol » sur la route d’Esquelbeck. Le G al a dû se cacher dans un fossé. Furieux, il a fait enfermer les prisonniers dans une grange à Esquelbeck et mis le feu en jetant des grenades. Une stèle rappelle ce crime de guerre.

A la ferme, par chance, un orage éclate dans la soirée et nous aide à éteindre l’incendie de la paille sous le bâtiment effondré. Nous regagnons la maison et arrosons les débris fumants puis nous rentrons les vaches qui meuglent de ne pas avoir été traites.

La nuit suivante, j’ai la peur de ma vie ; les soldats allemands patrouillent autour de la ferme et tiraillent à la recherche de soldats anglais. Le chien de la ferme hurle. Nous nous réfugions dans la cave et, par les soupiraux, on voit les maisons brûler sur la route de Ledringhem. Quand les allemands découvrent des soldats anglais dans des maisons, ils incendient la maison. Nous attendons notre tour.
Le lendemain, le calme revient. Les fermiers hébétés s’interrogent entre eux. Ils évaluent les dégâts, réparent les clôtures et tentent de rassembler le bétail qui s’était enfui. Par solidarité, Monsieur Lescroart porte à la ferme Dumolin un chariot de ballots de paille car leur réserve a été détruite. Monsieur Dumolin est mobilisé et Madame doit faire face seule au désastre et à la conduite de la ferme.
Les nuits suivantes, nous subissons encore des perquisitions. Les allemands viennent jusque dans notre chambre et nous demandent notre pièce d’identité en nous aveuglant avec leur lampe.
Quelques jours plus tard, nous entendons des bruits inhabituels au dessus de la laiterie puis nous voyons une tuile entrebâillée par une boite de conserve. Nous nous doutons que des anglais se cachent là haut. Nous montons en criant « friends ! ». Nous découvrons des soldats anglais hirsutes, mal rasés, cachés derrière des caisses. On leur explique qu’on va leur porter secours et les aider à regagner leur pays. Les filles de la ferme vont trouver Monsieur Verfaillie, libraire sur la place de Wormhout, qui leur remet des habits civils. La famille Lescroart remet à chacun un outil (houe, râteau, …), un béret, une carte de l’annuaire des P&T en leur indiquant la route de Gravelines par Rubrouck et la « Voie romaine ». En cette période, la Royal Navy patrouille près des côtes pour récupérer des soldats qui, en barques, essayent de gagner l’Angleterre. Après le débarquement, ces soldats sont revenus sur place pour remercier le fermier.

Dans la fosse n° 1 du jardin, nous enterrons les uniformes ainsi que les fusils et les munitions qu’avaient abandonnés les soldats.

La ville de Wormhout inhume les corps des soldats tués dans l’abri n° 3, déposant par-dessus une croix et un casque. Quelques mois plus tard, l’autorité civile récupèrera les corps pour leur assurer une sépulture plus décente au cimetière. Ces soldats anglais qui ont défendu Wormhout étaient vraiment des troupes sacrifiées.
J’ai 19 ans. C’est le 1 er fait de guerre et le 1 er acte de résistance auquel j’assiste.

 

Un périple près de St Quentin

Peu de temps après, les fermiers reçoivent un courrier de l’un de leurs fils qui écrit qu’il est prisonnier à Landifay près de St Quentin. Ils demandent alors à un autre fils habitant Cassel de lui apporter des vêtements civils et à moi, de l’accompagner. Nous partons à vélo durant 3 jours. Sur un pont, à Origny Ste Benoite, nous sommes contrôlés. Ils nous demandent nos papiers mais nous laissent passer. Le fils prisonnier a finalement réussi à s’évader et s’est réfugié à La Châtre en zone libre. Puis, en 1942, il est revenu dans le nord.

 

Mon arrestation en tant qu’otage

Quatre ans plus tard, en août 1944, je reviens à la ferme à Wormhout pour aider à la moisson avec l’aide de Georges, un ouvrier agricole. On s’entend bien et je sais qu’il a formé un groupe franc avec les Vannobel. La nuit, ils faisaient des manœuvres dans les prés puis il a quitté la ferme pour rester avec son corps franc. Victime peut-être d’une dénonciation, les policiers allemands se présentent à la maison Vannobel. Au lieu de se rendre, ils sortent les armes et font prisonnier les allemands. Par représailles, ceux-ci incendient la maison et arrêtent dix otages dont je fais partie. Nous sommes interrogés à la Kommandantur de Cassel. Ma défense est facile : « Je ne suis pas du village, je ne viens ici que pendant les vacances et je ne connais personne ». Mes arguments ne convainquent pas le Kommandant : ils relâchent les otages sauf ceux qui habitaient la ferme où je réside.

 

La prison de Loos et le dernier train

Vers le 27 août, nous sommes emmenés à la prison de Loos et séparés. La plupart d’entre nous sont là pour des faits de résistance. Je suis à la cellule 83 où nous sommes sept; pas de lit mais des paillasses par terre; dans un coin, un petit lavabo. Il y a parmi nous une personne plus âgée que tout le monde respecte : Monsieur Bernard Ernould, imprimeur à Tourcoing. Il distribue le travail : « toi, tu ranges les paillasses, toi, tu nettoies le W.C ». La cohabitation n’est pas trop pénible. Le moral des prisonniers est à la hausse. Nous avions appris la libération de Paris le 25 août et les Anglais ont, paraît-il, atteint Arras. Il n’y en a plus pour longtemps !
Le vendredi 1 er septembre 1944, à partir de 4 heures du matin, on entend un remue-ménage dans la prison. Des cris  « aufstehen! heraus ! ». Des portes s’ouvrent, des noms sont appelés et les intéressés sont regroupés en bas près d’un tas de sacs et de valises ; puis des groupes de 20 à 30 personnes sont constitués et sortent de la prison pour être transportés à la gare de Tourcoing.
Le va-et-vient dure toute la journée. Les détenus sont aussitôt entassés à 80 ou 100 par wagon dans la gare de marchandises. Enfin le train est complet, les portes sont verrouillées. Le train emmenant 871 détenus se met en route tiré par une loco à vapeur que les Allemands ont récupérée à Roubaix pile. Ils reviendront seulement 275 soit 30%. Le train démarre vers la Belgique. J’entrevois Courtrai, Gand et Anvers puis entre en Hollande passe à Eindhoven devant les usines Philips puis c’est la nuit. Nous allons vivre 2 jours pénibles : pas de paille ni possibilité de s’allonger. Les jambes se croisent se superposent. Cela finit par des cris et des coups, rien à boire. Heureusement le ciel est couvert et la température douce. Lors d’un arrêt en pleine campagne, en bordure d’une pâture, des Hollandais distribuent de l’eau à leurs vaches. Ils ont pu s’approcher et notre wagon a profité d’une distribution d’eau.

Le dimanche 3 septembre, nous arrivons en gare de Cologne, nous sommes regroupés en colonnes par 5, encadrés par les SS avec leurs chiens. La population avait été avertie de l’arrivée de terroristes, nous marchons jusqu’au bâtiment de la foire exposition sous le regard méprisant des passants. Nous sommes logés au sous-sol de ce bâtiment à moitié démoli. Nous apercevons la cathédrale encore debout à quelques pas de là. Désormais les ordres ne sont pas criés mais hurlés en allemand et toujours ces ordres : « Heraus, Schnell, verfluchte Mensch ».

Le mardi 5 septembre, nous reprenons, sous une pluie fine, le chemin de la gare. Nouvelle épreuve, nouvel embarquement dans ces wagons à bestiaux. Après deux autres jours de trajet interminables, nous atteignons le camp de Sachsenhausen-Oranienbourg, à une trentaine de kilomètres au nord de Berlin.

Sachsenhausen-Oranienbourg

 

A notre arrivée, descendus des wagons à grands coups de bottes er d’aboiement de chiens, nous sommes mis en rang sur le quai de la gare. Personnellement, j’ai autour du cou un essuie-mains en guise de foulard. Un S.S m’arrache l’essuie-mains et me lance un coup de poing en pleine figure. Je me dis : « C’est le hors d’œuvre ! ».


Voilà qu’apparaît l’entrée du camp : grande bâtisse surmontée d’un toit. Au centre, une horloge. Sur la grille, nous lisons : « Die Arbeit macht frei » (Le travail rend libre !). Les lourdes grilles de fer se ferment derrière nous. C’en est fini de notre liberté !
Le camp est entouré de miradors et de fils de fer barbelés et électrifiés. De place en place, des projecteurs et des panneaux indiquant : « Achtung, dans cette zone, tir sans sommation ». Dans le camp, il règne une propreté méticuleuse. Les baraques sont groupées en rayon autour du demi-cercle de la place d’appel. Dans le fond, la cheminée du four crématoire (Jean Soudan Flossenberg). Devant les baraques, des parterres de fleurs bien entretenus mais les visages sont ravinés et hagards.
On nous emmène dans différents bureaux où nous devons décliner : nom, profession, religion. Puis, nous sommes dépouillés de nos vêtements (adieu le beau costume que maman m’avait confectionné !), douchés, fouillés. Tout signe extérieur, symbole de statut social, est éliminé. Sans nos vêtements, nous ne sommes plus que des corps nus, apparemment sans âme, ni personnalité. En fait, tout est organisé de manière scientifique mais machiavélique. Il s’agit d’avilir l’homme dans sa dignité avant d’atteindre son être proprement dit. Désormais il n’y aura plus d’intimité. Les WC, les toilettes, les douches sont des salles collectives. Les objets personnels : photos de famille, montres, alliances, tous objets qui se rattachent à leur passé sont confisqués.

Complètement nus, nous attendons en file indienne notre tour pour passer à la tondeuse : cheveux, barbe et corps. Ce sont des prisonniers qui opèrent, brutaux et hurlants comme si le système des SS avait déteint sur eux. Désinfection, badigeonnage sous les bras, entre les jambes avec un produit qui brûle à faire crier.
Les déportés ne se reconnaissent pas : les chevelus sont devenus chauves, les barbus : glabres.

Maintenant que le crâne est dénudé, il semble subitement allongé comme dans une glace déformante. Nous sommes devenus risibles et pitoyables.
Sur un tas, nous puisons un pantalon, un gilet et un veston sur lequel nous devons coudre la bande de tissu qui nous a été remise et qui porte un triangle rouge marqué de la lettre « F » ce qui indique que nous sommes Français et prisonniers politiques ; pas de chaussures ! Nous resterons pieds nus pendant quarante jours.
Nous attendons dehors, tremblants et gênés, subtilité nazie dans sa volonté de dégradation et d’humiliation. Nous ne sommes plus rien ! Tout juste un matricule, un « Stück ». Le mien porte le numéro 98965.