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Article sur le témoignage de Jean Manchette paru dans la revue "LE DEPORTE" de janvier 2016

 

Le porte-drapeau Jean Manchette est connu en Lorraine et même bien au-delà. Résistant, déporté il n'a de cesse de rendre les honneurs à ses compagnons d'armes et à tous ceux qui ont défendu la France au péril de leur vie. Ici au cours d'un Congrès de l'Amicale de Sachso avec le drapeau"FAMILLE FALKENSEE"

Comment êtes-vous devenu résistant?

Le 1 er mars 1943, les jeunes gens du canton de Ligny-en-Barois ont été convoqués pour partir en Allemagne à l'appel du Service du Travail Obligatoire, le STO. Nous devions comparaître devant une commission médicale chargée de dire si nous étions aptes ou pas à être envoyé là-bas.

A l'issue de la visite, tous les convoqués se sont regroupés devant le bâtiment. Nous étions 104. L'un d'entre nous a sorti un drapeau tricolore et le groupe a entonné la Marseillaise. Des slogans « A bas le boches» ont fusé devant le monument aux morts. Deux soldats allemands nous regardaient, mais ils n'ont pas bougé. Je peux vous dire qu'on parle encore de cette manifestation à Ligny-en-Barois. Chacun est ensuite reparti chez soi.

Une semaine plus tard, le 8 mars, deux autocars français réquisitionnés ont fait le tour du canton, allant d'adresse en adresse pour arrêter les manifestants. Je n'étais pas chez moi car j'assistais aux obsèques d'un maire des environs. Un monsieur est venu me chercher, affolé. Il m'a dit: « Jeannot, les Allemands t'attendent chez toi ». Mon père, mutilé de guerre et ma famille risquait des représailles. Je me suis hâté de retourner chez moi. Là, un des policiers m'a dit: « Prenez une couverture, des vivres pour une journée et suiveznous ».

Nous avons été conduits dans la ville haute de Bar-le-Duc, où l'ancienne école normale de jeunes filles avait été reconvertie en prison. C'est aujourd'hui le bâtiment du Conseil général. Le premier soir, nous avons bavardé sans trop nous rendre compte de ce qui pouvait nous arriver. Le lendemain, nous avons comparu, individuellement devant un gestapiste de Nancy. Ils a énuméré les faits qui nous étaient reprochés: « Vous avez chanté la Marseillaise, proférer des slogans antiallemands. Vous êtes gaulliste et on vous condamne aux travaux forcés.

Le lendemain nous avons tous été regroupés dans la cour. Un premier groupe a été réquisitionné pour le STO. Le second a été expédié en Allemagne, sans que nous sachions trop pourquoi, dans des wagons de voyageurs. Enfin, vingt-huit d'entre nous ont été bouclés immédiatement. Nous nous posions des questions.

En fait c'était le début de la déportation.

Le lendemain, nous avons gagné la gare de Bar-Ie-Duc, où on nous a mis dans un train direction le camp d'Ecrouves, près de Toul, puis la prison Charles III à Nancy. Les rumeurs les plus diverses circulaient. On nous a, une fois de plus, remis dans un train. Cette fois direction Châlons-sur-Marne, Epernay puis Compiègne, camp de regroupement. Nous ne fûmes par trop malheureux là-bas, sauf que nous crevions de faim et que nous étions bouffés par des poux comacs.

Le 26 avril au soir, les gardiens désignèrent mille hommes. Le lendemain, après une fouille chacun d'entre nous reçut une boule de pain. Il était infâme, on avait l'impression de mordre dans de la sciure. Puis, en colonnes par cinq, nous avons quitté le camp de Royallieu pour retraverser Compiègne, toujours à pied. Une fois arrivé à la gare, nous avons été conduits jusqu'à un train composé de wagons à bestiaux. Dans chacun, les Allemands ont entassé cent hommes avec leur valise.

Comment s'est déroulé ce voyage?

Il fut infernal ! Les gardiens avaient mis dans chaque wagon un fut de 200 litres pour nos besoins. Il a été vite rempli. Imaginez ce que nous éprouvions, surtout ceux qui étaient coincés contre ce tonneau. Nous ne pouvions être que debout ou accroupis.

Rapidement, certains d'entre nous ont émis l'idée de s'évader. La discussion fut vive avec ceux qui ne voulaient pas, agitant le risque de passer sous les roues ou d'être abattus par le garde posté dans la vigie. La seule possibilité d'évasion se situait dans une côte près de Ligny-en-Barois. Le train a ralenti, puis s'est arrêté. On a entendu des coups de feu. On a appris qu'un évadé était passé sous le train. En représailles, les Allemands ont commencé à tirer à travers les parois des wagons. Puis ils ont ouvert les portes et nous ont intimé l'ordre d'enlever nous chaussures. Dans quelques wagons, ils ont obligé les prisonniers à se dénuder totalement.
A l'arrivée au camp de Sachsenhausen-Oranienburg, vous avez vite compris ce qui vous attendait.

Les SS nous ont regroupés et prévenus quand nous sommes arrivés à Sachsenhausen: « Vous êtes ici pour travailler et pour crever. Vous ne sortirez de ce camp que par la cheminée du crématorium. Ils nous ont ensuite fait mettre à poil. On nous a tondus sur tout le corps. Ensuite nous avons subi la désinfection. Un déporté plongeait un pinceau dans un baquet de crésyl et nous enduisait le corps. Ça puait et ça brûlait de partout. Après ces opérations, nous avons perçu notre tenue rayée, des galoches et direction le bloc 38.

Nous crevions de soif car on ne nous avait pas donnés d'eau pendant le voyage. Chacun s'est précipité dans les lavabos pour étancher sa soif. Le résultat fut quasiment immédiat: la dysenterie pour les plus faibles. Ce n'était que le début. La nourriture était telle que cette affection nous a accompagnés tout au long de la déportation. Sur le coup, nous n'avons pourtant pas pris l'exacte mesure du calvaire qui nous attendait, nous étions « tout neufs ».

Mais très vite, nous avons eu affaire aux kapos, principalement des Polonais qui nous ont fait payer très cher « la trahison de la France en 1939 ». Pour l'honneur de notre pays, je dois dire que je n'ai pas vu de kapos français.

Après une quarantaine de dix jours, nous avons été ramenés sur la place d'appel. J'ai hérité du matricule 65071. Puis nous avons été poussés dans des camions à coups de crosses, direction le kommando de Staaken. Le voyage fut infernal. La chaleur était étouffante, nos gardes nous battaient avec leurs « gummis », les matraques qui ne les quittaient jamais. Une fois arrivés, ce sont les chiens qui nous ont coursés, mordus. On nous a regroupés par cinq, une fois de plus et nous avons dû apprendre à dire nos matricules en allemand, le tout ponctué de coups.

L'heure du déjeuner est arrivée. On a versé dans ma gamelle un liquide avec quatre ou cinq morceaux de légumes. Ce fut la meilleure soupe que je devais manger dans ce camp. J'ai lapé le tout. Le repas fini, alors que nous étions tous au garde à vous, j'ai vomi mon repas. Des prisonniers russes qui assistaient à la scène se sont jetés à mes pieds et ont mangé ce que je venais de rejeter.

En quoi consistait votre travail à Staaken ?
Nous étions en pleine nature pour construire un futur kommando, celui de Falkensee. Le travail était particulièrement pénible. Nous manions pelles, pioches ou wagonnets sous un torrent d'insultes et de coups à longueur de journée.

A l'aller comme au retour, nous traversions la ville de Staaken. Les gamins nous lançaient des pierres, les femmes nous montraient le poing. Nous souffrions le calvaire quand notre colonne passait devant le boulanger ou la charcuterie. Nous crevions de faim et leur vue était devenue insoutenable.

Chaque jour paraissait réserver sa dose d'horreurs.

Tout était bon pour nous punir, notamment de la part des kapos. Le soir, après l'appel, sous prétexte que nous faisions trop de bruits avec nos quarts, ils nous obligés à nous accroupir, puis ils passaient, renversant les gamelles et distribuant des coups de gummis. Aucun d'entre nous ne savait si le lendemain serait pire ou non. Nous vivions dans la peur du lendemain.

Il y a eu des jours plus terribles que d'autres, surtout l'hiver. Nous nous mettions dos à dos à trois ou quatre pour nous réchauffer. L'alimentation ne suffisait pas. Les Français n'avaient généralement droit qu'à une espèce de flotte. Un souvenir me hante, Au mois d'août 1944, le sous-chef de notre bloc est arrivé avec une boule enveloppée dans un journal. C'était un fromage, Il grouillait d'asticots, Il nous a fait signe de le manger. On a mangé ça avec nos mains.

Le 1 er janvier 1945, on nous a forcés à rester debout jusqu'à minuit. C'était l'un des pires hivers de la guerre. On croyait que le Bon Dieu voulait nous faire mourir, Les SS s'amusaient à nous narguer. Pour se moquer des fumeurs, ils tiraient sur leur fume-cigarette. Quand celle-ci était éteinte, ils jetaient le mégot. Des déportés se précipitaient pour le ramasser, ce qui leur valait irrémédiablement d'être roués de coups

C'est d'ailleurs cette tentation qui fut à l'origine d'un 14 juillet douloureux?

Ce jour-là, en rentrant dans le camp, nous avons vu que le gibet avait été dressé sur la place d'appel. Un Polonais que je connaissais, Antonov a été poussé hors d'une voiture cellulaire. Avant de le pendre, les Allemands l'ont accusé de s'être caché, au retour d'un kommando, pour dérober des saucissons dans la charcuterie. En rigolant, les SS l'ont traîné jusqu'au gibet. Ils lui ont passé le nœud coulant autour du cou. Antonov a fait un petit signe de la main avant de mourir. Puis tout le camp fut forcé de défiler devant la potence,

 

JEAN MANCHETTE