27 mois à Sachsenhausen : Maurice Pellan, Président d’Honneur de l’Amicale SACHSO témoigne, en particulier sur les Revier(s) et la marche de la mort.
Maurice Pellan en septembre 1945
Nous partons de Compiègne le 24 janvier 1943 par une température très froide à 100 par wagons avec pour WC un bidon de 200 litres défoncé d'un bout. Ce fut un voyage de cauchemar. Il faisait très chaud dans le wagon, sans boire et ne pouvant s'asseoir qu'à tour de rôle compte tenu du manque de place. Durant le trajet, certains d'entre nous ont tenté de s'évader en déclouant les planches du wagon. Trahis par la paille qui dépassait, les allemands arrêtèrent le train et firent refixer les planches. à Oranienburg, nous sommes accueillis par les hurlements des SS accompagnés de chiens. On descend des wagons sous les coups de crosse. Un prête âgé se prend les pieds dans sa soutane en sautant, se casse la jambe ; il est abattu sur le champ (première horreur). Ils nous font mettre en colonne par 5 en direction du camp; nous croisons une colonne de jeunes hitlériens en uniforme qui nous lancent des pierres et nous crachent à la figure nous accompagnant presque jusqu'à l'entrée du camp.
On aperçoit les premiers déportés du camp en costume rayé. On est dirigé vers une baraque sur la gauche où nous sommes dépouillés de tous nos vêtements, montre, bague etc ., tondus, passés à la désinfection avec un produit que j'appellerai « grézil ». Puis, ce sera la distribution des vêtements rayés. Il nous est remis deux morceaux de tissus avec un triangle rouge marqué F (France) et un numéro que nous devrons coudre sur la veste et le pantalon. Je deviens, pour plus de 2 ans, le 58 197 ... C’est ma nouvelle identité qu'il faudra apprendre par cœur en allemand. Nous sommes affectés dans une baraque où nous serons en quarantaine pour apprendre tous les commandements en allemand.
Je peux continuer à raconter par exemple le 1 er appel: sous la potence centrale, se trouvait un jeune russe accroupi avec une betterave dans chaque main, il était là depuis le matin pour avoir dérobé de la nourriture. Nous avons appris qu'après l'appel, il a été retiré mort, gelé car il faisait très froid ...
Puis, ce sera le départ en février 1943 pour le Kommando HEINKEL, hall 7.
HEINKEL était une usine d'aviation qui fabriquait le HEINKEL 177. Les déportés, dont un grand nombre de français, y travaillons 12 heures par jour avec pour seule nourriture une gamelle d'eau chaude le midi où nageaient des morceaux de betterave ou de rutabaga, un morceau de pain le soir.
La toilette sans savon et sans serviette était rapide le matin mais il fallait être propre sous peine de réprimandes. La douche, rarement, se prenait au milieu de la nuit.
A ce régime, je suis devenu tuberculeux et envoyé au revier du grand camp en avril 1944 après être passé au revier du kommando H dont je parlerai plus tard. A mon arrivée, je suis accueilli par un infirmier de la baraque des tuberculeux, droit commun (triangle vert) qui me fait attendre qu'un des 40 malades meurent pour avoir un lit. J'ai attendu 2 à 3 heures la mort d'un hollandais. J'y suis resté un mois dans cette chambrée de tuberculeux où il mourait 4 ou 5 déportés par jour, dont nous nous partagions la soupe et le pain. Ce qui m'a sauvé la vie. Au bout d'un mois, n'étant pas mort, j'étais viré du revier et envoyé à la baraque des musulmans du grand camp où les déportés mouraient de dysenterie. Un déporté politique allemand chef de baraque réussit à me faire retourner au komando Heinkel où j'ai retrouvé mes 7 camarades survivants au bombardement de l'usine d'avril 1944.
Je pense qu'il vaut mieux pour ma part rappeler quelques points particuliers :
1 - le sabotage
Le Hall 7 était un Hall où étaient usinées les pièces de précisions. Dans notre groupe, nous étions 3 ajusteurs professionnels. Chaque fois que c'était possible sans se faire prendre nous trichions sur les cotes au 50 ème de millimètre. Je suis certain que nous avons réussi plusieurs fois à saboter toute une série de pièces malgré le contrôle des civils allemands qui travaillaient dans l'usine
2 -la solidarité
L’évacuation du camp d’Oranienburg-Sachsenhausen
« Comment vas-tu après cette randonnée dantesque? » m'écrit, en juillet 1945, Robert LENTZ, général belge, un de mes compagnons au kommando Heinkel.
C'est bien une randonnée dantesque qui débute dans l'après-midi du 21 avril 1945. Depuis quelques jours, nous entendons le bruit du canon, nous assistons à des batailles aériennes au-dessus de nos têtes. Nous savons que les Alliés sont tout près et que la libération est proche. Les SS en ont décidé autrement.
Ordre est donné de se rassembler sur la place de Heinkel. Les détenus sont autorisés à prendre une couverture et reçoivent un pain et un morceau de saucisson. Formidable aubaine pour des gens qui meurent de faim. Nous ne savons pas que ce sera la seule distribution officielle jusqu'au 2 mai.
En colonne par cinq, "ZU-FUNF" ! Combien de fois avons-nous entendu cet ordre hurlé par les kapos et les SS. Cette fois, le bruit court que nous allons sortir du camp. Les SS forment des groupes de 500 détenus, des "STUCK" (morceaux). Je suis séparé de la plupart de mes camarades, sauf deux : Henri MORVAN et Louis DUCHENE, le reste du groupe se composant de Russes, d'Ukrainiens, de quelques Polonais et d'Allemands, principalement des triangles verts (détenus de droit commun). Certains d'entre eux seront revêtus d'un uniforme et armés dans les jours suivants.
Encadrés par les SS, nous sortons du camp. Nous devons, à tour de rôle, traîner une petite charrette où nos gardiens ont déposé leurs bagages. Nous marchons jusqu'à la nuit. Nos gardiens nous parquent dans une grange. Nos pyjamas rayés sont humides, il fait froid. Pas question de se sécher. Nous nous enroulons dans notre couverture, nous dormons.
Au petit matin, les gardes nous remettent sur la route en direction du Nord. Le reste du morceau de pain est avalé en marchant. Déjà, plusieurs d'entre nous traînent les pieds, nous sommes mal chaussés dans de mauvaises chaussures à semelle de bois qui, souvent, prennent de l'eau. Ce sera, pour cette première journée, une marche de 35 à 40 km environ.
Nous avons, en cours de route, attaqué une charrette de betteraves conduite par un prisonnier de guerre français qui est effrayé de voir des compatriotes en uniforme de bagnard. Les SS tirent sur nous pendant que nous réussissons à prélever une betterave. Pour des gens qui n'ont pas mangé une seule crudité depuis plus de deux ans, cette betterave causera bien des ravages dans les organismes et provoquera la dysenterie et la mort.
Le soir venu, nous sommes rassemblés dans un bois, près de Neuruppin, trempés, sans aucune protection que notre couverture et sans aucune nourriture. Au petit matin, nous repartons. Il pleut, il fait froid. Nous sommes une des dernières colonnes. Nous commençons à voir, sur les bas-côtés de la route, des détenus allongés. Certains avaient un F sur leur triangle rouge. Nous ne pouvons pas les approcher, les SS nous tirent dessus. Pris de dysenterie, j'ai dû m'arrêter. La colonne défile devant moi. Quand les derniers arrivent, je repars. J'ai eu le temps de voir un détenu épuisé, un jeune Russe je crois, attendre que le SS qui ferme la marche de notre groupe arrive et le tue d'une balle dans la nuque. Au fil des jours, notre groupe diminuera de la moitié.
La marche continue pénible, épuisante, mortelle. Celui qui ne peut pas suivre est abattu d'une balle dans la nuque ou meurt d'épuisement. Le mercredi 25 avril, nous sommes parqués pour la nuit sur la place publique de la ville de Wittstock, sans que la population n'éprouve un sentiment de pitié à notre égard. De cette viIle, nous marchons jusqu'au bois de Bellow. Nous y restons deux jours et trois nuits. Dans l'humidité du bois nous avons trouvé un peu d'eau, des racines et des herbes à manger. Première nourriture depuis le départ. Dans ce bois, 780 cadavres seront découverts par la population. Nous partons le samedi 28 avril. Nous croisons des camions de la Croix Rouge suédoise qui ne peuvent s'arrêter pour nous secourir. Lorsque nous approchons du front russe, les SS nous font marcher en direction des Américains. Nous faisons ainsi plus du double du parcours de Berlin à Schwerin.
En plus des ennuis de dysenterie, j'ai un abcès dentaire. Le pus dans la bouche, je veux me rincer à l'eau du caniveau. Mon camarade Louis DUCHENE m'en empêche, me sauvant probablement la vie.
Dans une grange où nous sommes entassés pour la nuit, des camarades se battent dans le noir pour manger quelques grains de blé tombés sur le sol. Je suis assez heureux de pouvoir m'enfouir dans un tas de paille qui me procure un peu de chaleur. Nous traversons Redlin, Pankow, le lundi 30 avril. Trempés par la pluie et transis de froid, nous couchons dans un bois de sapin à Siggelkow. Pendant la nuit, il pleut et il fait froid. Nous nous regroupons à plusieurs en mettant nos couvertures en commun. Sur le sol mouillé, nous ne parvenons pas à nous réchauffer ni à dormir. Il faut repartir le matin du 1 er mai. Nous traversons Parchim. Nous croisons la population allemande. Pour eux, c'est la débâcle. Nous subissons une attaque aérienne des Alliés. Il y aura quelques morts en plus dans nos rangs. Cette attaque aérienne a abattu des chevaux de l'armée allemande. Malgré les SS, nous tentons d'arracher quelques morceaux de viande que nous mangeons crue. Le soir, nous couchons à nouveau dans un bois.
Nous repartons très tôt le matin du 2 mai. Nous traversons Crivitz et Zapel. Vers midi, nos SS nous arrêtent dans un champ non loin d'une rivière. Nous sentons que la fin est proche. Des officiers allemands, dans le bout du champ, déplient des cartes et donnent des ordres. Nous n'avons rien à boire ni à manger. Ayant trouvé des boîtes de conserve vides, je décide d'aller chercher un peu d'eau à la rivière. Après avoir déjoué la surveillance des SS, en descendant un petit chemin encaissé, je me trouve en face d'un sous-officier SS qui revient de la rivière où il est allé faire sa toilette. Il a son vélo à la main. Il m'ordonne de le pousser pour remonter la pente, je refuse par deux fois. Il dégaine son révolver. A ce même moment, un petit Russe qui était derrière moi pousse le vélo du SS qui, sans doute satisfait, nous ramène dans le champ. Le SS n'a pas tiré, je suis vivant, mais je n'ai pas d'eau.
Combien de temps sommes-nous restés dans ce champ ? J e ne saurais le dire. Un ordre nous remet en colonne par cinq et en" avant marche ... marche. Nous traversons le pont au-dessus de la rivière. Le regard fixé sur les talons de celui qui nous précède, nous ne nous sommes pas aperçus que nos SS se sont volatilisés. Un prisonnier de guerre français, armé par les Américains, nous dit : "Vous êtes libres". Pour la première fois depuis mon arrestation, le 4 décembre 1942, j'ai pleuré.
Libres, nous avons continué notre route et nous sommes arrivés à Schwerin où l'on nous a logés à l'arsenal. Nous pouvons enfin, après 12 jours, nous laver, nous raser et nous habiller. Quelques jours après, nous avons été dirigés sur la "Caserne Adolf Hitler" où j'ai retrouvé quelques-uns de mes compagnons du kommando Heinkel, heureux de les savoir vivants, mais dans quel état ! Nous sommes livrés à nous-mêmes et nous devons nous débrouiller pour nous soigner et nous nourrir.
Pour cette marche de la mort (en allemand "TODESMARSCH"), 30 000 détenus, dont 5000 femmes, sont partis du camp de Sachsenhausen. Parmi les femmes, notre amie Légionnaire, France JAFFRAIN, de Langueux, qui a fait le même parcours. 18000 ont survécu ! En douze jours, il y a eu environ 12 000 morts (soit 1000 par jour) tués par les balles des SS ou morts d'épuisement. Beaucoup d'entre nous, arrivés le 25 janvier 1943 à Sachsenhausen avec le convoi des 58 000, ont deux ans et trois mois de camp. Déjà dans un état de santé déplorable dès le départ, les rescapés ont fait preuve d'une volonté et d'un courage extraordinaires pour tenir jusqu'au jour de leur libération.
Le rapatriement fut long et pénible: camions de l'armée américaine, wagons à bestiaux dans des trains à travers l'Allemagne et la Hollande. Mon état de santé nécessitant des soins, je suis hospitalisé dans un hôtel transformé en hôpital de campagne, à la frontière hollando-belge, pendant quelques jours. Je traverse la Belgique en train sanitaire anglais et arrive à Lille où, après les formalités de rapatriement, je suis dirigé sur un hôpital à Roubaix. Encore quelques jours de soins et je repars pour Paris où, comme tous les déportés, je passe à l'hôtel Lutétia.
Je rentre enfin à Saint-Brieuc le 15 juin 1945.
Message aux descendants :
Nous ne sommes pas des héros ni des surhommes, comme j'ai déjà été appelé par un jeune public en faisant des causeries dans les collèges et lycées.
« Plus jamais ça » disions-nous à la libération.
Que la mémoire de nos camarades partis en fumée à Sachso et dans les autres camps reste à jamais présente dans les esprits
Bien se rappeler que la liberté se mérite.
Maurice PELLAN Matricule 58197
Camp de concentration d'Oranienburg-Sachsenhausen Kommando Heinkel
* Noms de mes camarades de solidarité : René BOURDON - Pierre ARNOULT - Marcel RIQUIER - Henri MORVAN et les 3 belges: Colonel LENZ, Albert HANSET et François GRISOUlLLE (Jean-Pierre HIRCHLAND son vrai nom, il était juif)